Plaidoyer pour l’intensité d’usage. Auteure : Éléonore Slama, éditions Apogée, 2024. Cet ouvrage aborde en profondeur l’intensification d’usage des bâtiments.
Après la loi ZAN, réinventer la ville par l’intensité d’usage
A l’heure du dé-tricotage de la loi ZAN, il est important de mettre en avant les solutions alternatives pourtant déjà existantes. Il possible de fortement réduire voire même se passer de construction neuve donc limiter l’artificialisation à condition qu’on utilise pleinement l’existant et les mètres carrés existants (voir notre enquête à ce sujet). Eleanore Slama, depuis la pandémie de COVID-19, a justement fait de la lutte contre le gaspillage immobilier son combat.
Elle a même constitué un collectif d’acteurs privés et publics sur le sujet de l’intensification d’usage des bâtiments. Elle a également fondé un indicateur universel pour mesurer l’usage des bâtiments : www.intensiscore.fr, ainsi qu’un guide pour intensifier les usages.
Dans son livre « En finir avec le gâchis des mètres de carrés » elle explique sa “grammaire” de l’intensification d’usage des bâtiments, en présente les freins et les obstacles, et les leviers pour sa massification.
Nous avons lu ce livre et vous proposons un compte rendu ci dessous.
Intensifier les usages des bâtiments et des espaces de nos villes
Le livre débute par un constat. Nous sommes tous scandalisés contre le gaspillage des politiques publiques ou l’obsolescence des objets électroniques. Mais personne ne semble s’indigner du gaspillage des mètres carrés des bâtiments. Pourtant, comme le rappelle l’auteure, ce gaspillage est la cause d’un bon nombre de problèmes : artificialisation des sols, dommages environnementaux (biodiversité, CO2, inondations, érosion, etc…).
Le gaspillage des mètres carrés : quel constat ? Pourquoi c’est grave ?
Le gaspillage immobilier
On parle souvent de gaspillage pour les objets électroniques par exemple, mais plus rarement pour l’immobilier. Sous cet angle, il recouvre plusieurs facettes. D’abord les espaces laissés vacants ou abandonnés (friches, bureaux, commerces ou logements inoccupés). Et aussi les bâtiments sous-exploités durant certaines heures du jour ou pendant certaines périodes de l’année.
En cause : une manière obsolète de concevoir la ville
Les villes ont été construites avec des bâtiments mono-fonctionnels spécialisés : objets à usage unique et conçus pour un usage spécifique. Séparer ainsi les fonctions ou les usages a été l’un des “principes ordonnateurs de la ville moderne”. Du coup, les usages évoluent, mais les bâtiments ne sont pas toujours conçus pour évoluer. Même les choses on depuis évolué, la segmentation de l’offre immobilière continue toujours de favoriser la spécialisation des espaces.
Un diagnostique difficile mais nécessaire
Il n’existe pas encore de données chiffrées permettant de prendre la mesurer l’ampleur du “gâchis de ville”. Mais l’auteure propose des estimations. Par exemple, certains bureaux sont vides 90% du temps. C’est le cas pour un salarié à 35 heures avec 2 jours de télétravail selon une étude de l’APUR. Éléonore Slama a proposé en 2023 la création d’un indicateur de l’intensité d’usage des bâtiments. Cet outil, l’Intensi’Score, peut se décliner à l’échelle d’un quartier ou d’un bâtiment, pour le grand public comme aux professionnels.
Pourquoi faire ce diagnostique ? Tout d’abord, l’impératif moral, quand on sait que 4 millions de personnes en France sont mal logées. Ensuite, les conséquences négatives liées à la sous-exploitation de ces bâtiments : dévalorisation de l’actif, dégradation du cadre de vie, pertes de revenus pour les propriétaires, coûts de surveillance ou de remise en état…
Enfin, faire ce diagnostique peut contribuer à éviter des constructions inutiles. En effet, il faudrait toujours S’appuyer sur un diagnostique approfondi de ce qui existe déjà sur le territoire. Cela, avant de se lancer dans toute construction nouvelle.
Intensifier l’usage des espaces pour vivre mieux
Pour Eleanore Slama, l’aménagement du territoire par la chronotopie et la ré-occupation des espaces vacants constitue un véritable trésor.
Un vaste gisement de valeurs
Les bénéfices de l’intensification d’usage des bâtiments peuvent être d’ordre économique. En effet, un actif vide a moins de valeur qu’un actif plein. De plus, intensifier l’usage des bâtiments peut-être rémunérateur en réduisant les charges ou en créant de nouveaux services.
Aussi, cela peut contribuer à générer de la valeur immatérielle par “l’augmentation de l’offre de service associés pour les personnes qui fréquentent un lieu ou pour les riverains de ce lieu”. L’auteure cite en exemple les Bureaux du Coeur (https://www.bureauxducoeur.org/notre-mission/). CEs bureaux accueillent des personnes en situation d’urgence dans des locaux professionnels inoccupés.
Le champ des possibles sur ce plan est très vaste. Et il faut l’articuler avec les particularités de chaque territoire. « Toutes les branches des politiques publiques peuvent être concernées par cette nouvelle façon d’appréhender la ville. »
Le projet du premier kilomètre vers la démocratie
Intensifier les usages des bâtiments revient à améliorer la qualité urbaine par « frottement des usages ». Cela consiste à en créer les conditions pour que les habitant.es se croisent et se côtoient d’avantage. Pour l’auteure, c’est une manière de lutter contre l’isolement et de rendre la vie pleine de sens et épanouissante.
Sans être une « injonction à la sociabilité », l’intensification des usages peut y contribuer. Ce serait même un projet non pas du dernier kilomètre vers l’isolement mais celui du « premier kilomètre vers la démocratie », en créant une opportunité de “changer de regard pour sortir de sa “prison mentale”, accueillir les différences, prendre du champ sur ses certitudes.” En témoigne l’exemple décrit par l’auteure d’une résidence pour séniors s’est mise a accueillir aussi des mineurs isolés.
Comment rendre l’intensification acceptable ?
Plus vite dite que fait ! Créer les conditions d’appropriation de l’intensification des usages nécessite “des réglages fins”, et du temps et surtout doit se construire avec les habitants. Lutter avec eux contre la “vacance chronotopique” et contre nos réflexes consistant à protéger les espaces vides en les cloisonnant pour créer « des espaces libres et des espaces ou interstices urbains de respirations » donc rendant la densification plus acceptable.
intensification d’usage des bâtiments peut aussi questionner nos rapports à l’usage et à la propriété. Cela peut nécessiter de remettre cause le « principe d’exclusion » associé à la conception dominante de la propriété et pouvant freiner l’intensification des usages. Déjà, des évolutions sont en cours : recours à la dissociation du foncier et du bâti, création de les foncières solidaires, sociétés d’intérêt collectifs. Pour l’auteure nous n’en serions aux débuts de l’ère de « l’urbanisme du partage » (Leconte et Grisot).
Quels leviers activer pour réduire le gaspillage immobilier ?
Lutter contre la vacance :
La première piste pour réduire le gaspillage immobilier est la lutte contre la vacance. Mais celle ci se heurte à deux difficultés majeures : le recensement des gisements et la remobilisation potentiellement onéreuse des mètres carrés. L’auteure propose des solutions pour chaque type de vacance (logements, bureaux, commerces).
Pour remédier à la vacance des 3,1 millions de logements vides en France, des solutions existent, comme la Plateforme « Zéro Logement Vacant » et la réquisition des logements en zone tendue. Il faudrait également taxer les résidences secondaires et réviser les règles fiscales pour encourager l’occupation.
Les bureaux vacants constituent également un gisement potentiel de logements, notamment en Île-de-France où la surproduction de bureaux est importante. Même si la transformation de bureaux en logements pose des problèmes techniques et économiques, elle reste une piste sérieuse. À l’avenir, il serait judicieux de construire des bâtiments réversibles pour faciliter ces changements de destination.
Enfin, la lutte contre les commerces vacants est une priorité pour les élus locaux et l’État. Ces derniers peuvent s’emparer d’outils nombreux. Par exmple :le droit de préemption commercial, la taxation des commerces vacants et le portage foncier.
Il est temps de prendre des mesures concrètes pour utiliser la réserve de logements existante et répondre aux besoins des citoyens.
Augmenter la durée d’utilisation et améliorer le taux d’occupation des espaces déjà utilisés
Pour lutter contre le gaspillage des mètres carrés, une autre famille de pistes consiste à réduire les périodes d’inactivité ou augmenter le nombre d’usagers.
La mutualisation et l’hybridation permettent d’optimiser l’utilisation des espaces. La mutualisation consiste à partager des espaces entre plusieurs utilisateurs, comme les écoles ou les logements. L’hybridation permet d’utiliser un même lieu pour différents usages, comme les espaces de coworking ou les toits végétalisés. Le stationnement et les routes peuvent également être mutualisés.
La réversibilité désigne la capacité d’un lieu à être transformé pour accueillir d’autres usages. Pour les bâtiments existants, de telles transformations sont plus complexe, mais indispensables car elles représentent 80% de la ville de demain. Il est donc nécessaire de penser à la réversibilité dès la conception d’un bâtiment pour permettre une utilisation plus flexible et évolutive. Cela peut nécessiter un investissement initial, mais peut générer des avantages à long terme.
Les différents aspects à prendre en compte pour intensifier les usages
Les différents aspects a prendre en compte sont d’ordre juridique, technique et architectural, sans oublier l’implication des usagers.Pour les batiments existants, l’intensification des usages est plus complexe, mais comme elle représente 8°% de la ville de demain, il n’ya pas le choix.
Droit et intensification des usages
La question juridique peut sembler complexe dans l’état actuel du droit, tout semble possible en matière d’intensification d’usage des bâtiments. L’auteure y dédie un chapitre complet couvrant la réglementation incendie, les assurances ainsi que des évolutions legislatives récentes telles que le permis réversible. A l’appui, une étude réalisée par APUR et le cabinet Chevreux sur l’urbanisme transitoire.
La gestion des usages intensifiés
Si la gestion d’usages intensifiés nécessite une organisation claire entre les parties prenantes, avec des liens contractuels et économiques explicites, cela suppose également le développement de nouveaux modèles économiques et métiers. Un marché de l’urbanisme temporaire émerge, avec des acteurs spécialisés dans la gestion de ces espaces. De nouvelles professions émergent, telles que l’Assistance à la Maîtrise d’Usage (AMU), « hybrideurs », « urbanistes du temps » et « facility managers », pour accompagner l’intensification des usages. Cela nécessite des formations spécifiques, certaines sont déjà créés comme le diplôme « Espaces communs » de l’Université Paris Est Marne-la-Vallée.
Devenons tous « intensificateurs immobiliers »
L’intensification d’ usage des bâtiments est l’affaire de tous, particuliers, organismes publics ou privés, territoires, même si les motivations sont différentes. Quand on possède un bien individuellement, il faut le louer, le prêter, le partager. Il est aussi possible s’intégrer un dispositif d’hébergement solidaire comme celui lancé par Utopia 56. (https://utopia56.org/). Quand aux collectivités, selon l’auteure, la qualité de leurs actions devrait être évaluée avec de nouveaux critères incluant celui taux d’intensité d’usage et celui de la vacance.
Le secteur privé
Si il n’y a pas encore de modèle économique de l’intensité d’usage, on n’en a jamais été aussi proche selon l’auteure qui a créé un groupement d’acteurs publics et privés pour travailler sur l’intensification d’usage. Objectif : créer la première échelle de mesure de l’intensité d’usage et développer des projets pilotes. Bouygues Construction, Linkcity, Novaxia, etc… en font partie. Pour ces acteurs, l’intensification des usages est vu comme un « potentiel relais de croissance face à une crise majeure de l’immobilier qui fait que les mètres carrés coûtent cher.”
Les zones peu denses
D’autres acteurs sont portés par d’autres motivations en particulier dans les zones peu denses. Par exemple, l’école Saint-Joseph en Haute-Loire utilise la restauration scolaire du chef triplement étoilé Régis Marcon. Autre exemple, d’hybridation : celui d’une école sur l’Ile de Noirmoutier qui se transforme en centre d’hébergement de vacances pour familles aux revenus modestes pendant l’été. Enfin les tiers lieux, surtout si ils sont loin des métropoles, « comme l’intensification des usages, peuvent nourrir la cohésion des territoires. “ en permettant de redéployer des services publiques (bibliothèques, missions locales, etc..)
Les acteurs publics
L’État et les collectivités locales jouent un rôle clé dans l’intensification des usages, notamment grâce aux caractéristiques des équipements publics déjà accessibles au public. Les élus peuvent encourager cette démarche via des appels à projets innovants (APUI) et en établissant des « documents d’urbanisme temporel » adaptés. Ils peuvent aussi s’appuyer sur des réseaux de collectivités pour accélérer le processus. Enfin, le livre propose une checklist de 18 « commandements » pour aider les élus à intensifier les usages des mètres carrés de nos villes de manière efficace.
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Ce livre offre une exploration exhaustive de l’intensification des usages des bâtiments et des espaces publics. Il est nourri de conseils pratiques et d’exemples concrets tirés des expérience de l’auteure et dru réseau qu’elle a fédéré autour de cet enjeu. Il constitue un outil indispensable pour tous ceux qui souhaitent agir en faveur meilleure utilisation des espaces, qu’il s’agisse d’élus ou d’assistants à maîtrise d’usage.
Pour accompagner cette démarche, il nous paraît judicieux de s’appuyer sur des approches telles que la redirection écologique et l’économie de la fonctionnalité et de la coopération. Ces dernières exigent du savoir faire et sont des démarches qui doivent s’inscrire dans la durée. Raison de plus pour passer à l’action dès à présent.